Le 10 mai 1985, nous quittait Tahar Ben Ammar
qui, le mardi 20 mars 1956, à 17h40 précises,
signa avec le Ministre français des Affaires Etrangères,
Christian Pineau, le protocole d'accord par lequel la
France reconnaissait solennellement l'indépendance
de la Tunisie. Mais son uvre , considérable,
s'est gravée dans la mémoire collective.
Elle vit malgré le voile de l'oubli dont on voulut
l'envelopper.
Tahar Ben
Ammar, Président de la deuxième délégation
du "Destour"
.
Ce fils de la terre, affronta des décennies durant,
l'arbitraire et le colonialisme, sans autre secours que
son intelligence, son verbe mesuré, mais aussi
ses nombreuses amitiés chez les libéraux
de France, la vraie France. Ce fut auprès d'eux
qu'il trouva, en effet, l'audience la plus large et la
plus attentive notamment lorsqu'il conduisit à
Paris, en décembre 1920, la deuxième délégation
du Parti Libéral constitutionnel " Destour
" dont il fut, en 1920, l'un des fondateurs, avec
Abdelaziz Thaâlbi, Ahmed Essaâfi, Ali Kahia,
etc . Elle était composée de Farhat Ben
Ayed, Hassouna Ayachi, Abderrahman Lazzam, Elie Zérah
et Hamouda Mestiri.
Elle présenta, au Président du Conseil français
avec doigté, les revendications que la première
délégation, conduite par Ahmed Essafi, n'avait
pu exposer en Juin 1920 avec l'habileté et la conviction
requises pour emporter l'adhésion des sphères
politiques.
Dés avant son départ pour Paris, Tahar
Ben Ammar laissa entrevoir ses talents de tacticien
et d'homme politique averti en faisant signer par trente
mille Tunisiens de toutes confessions, une pétition
largement diffusée à Paris, réclamant,
entre autres, " l'octroi d'une constitution "
et en diffusant un écrit de deux pages intitulé
" salut au peuple de France ", réclamant,
" une situation déblayée et très
nette, une situation répondant à nos justes
et légitimes revendications fondées sur
le droit et les aspirations des peuples à être
consultés sur leurs intérêts matériels
et moraux ".
A Paris, la délégation remit aux parlementaires
une note traitant de la situation en Tunisie et des revendications
du peuple. " Pour nous résumer, peut-on lire
dans la conclusion, nous disons que les Tunisiens sont
arrivés à un stade d'évolution sociale
justifiant l'octroi d'une charte constitutionnelle, c'est-à-dire
d'un ensemble de réformes, qui leur garantissent
la liberté individuelle, la liberté de pensée,
la liberté de réunion et d'association,
le contrôle du budget et leur permettent de collaborer
d'une façon effective aux études préalables
à l'établissement de toute imposition et
de toute réforme ".
N'ignorant pas l'uvre positive de la France, la
note présentée visait à éclairer,
entre autres, les Autorités et l'opinion publique
française sur les véritables intentions
des destouriens. Elle se voulait tout à la fois
modérée dans ses termes et raisonnable dans
ses demandes. Elle revendiquait l'élection d'une
assemblée législative délibérative,
un gouvernement responsable devant elle, la séparation
des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire,
optant ainsi pour un régime parlementaire, l'accès
des tunisiens à tous les emplois administratifs,
l'égalité des rémunérations
des fonctionnaires tunisiens et français à
compétence égale, des municipalités
élues dans tous les centres urbains, l'instruction
obligatoire, la participation des Tunisiens à l'achat
des lots agricoles et des terres domaniales, la liberté
de presse, de réunion et d'association.
Son objectif était la restauration de la confiance
fortement ébranlée par la " Tunisie
Martyre " de Thâalbi, arrêté à
Paris le 31 juillet 1920.
La délégation conduite par Tahar Ben
Ammar, fut reçue par plusieurs organisations
politiques et, véritable prouesse, grâce
à ses relations personnelles, par le Président
du Conseil Français en parfaite connaissance de
cause , de sa composition, de ses objectifs et de ses
revendications, ce qui témoignait , à ses
yeux, de la justesse et de la légitimité,
sinon de la totalité, du moins d'une partie de
son programme.
Elle s'entretint ainsi, tour à tour, avec Peretti,
Directeur des affaires politiques au Quai d'Orsay, Beaumarchais,
Sous-Directeur des Protectorats, et à sa demande,
avec le nouveau Résident Général
à Tunis, Lucien - Saint. Elle reçut partout
excellent accueil, parfois même appuyé par
des encouragements. La presse parisienne, y compris "
Le Temps " dans lequel Tahar Ben Ammar publia
un article intitulé " la vérité
sur les revendications tunisiennes ", lui accorda
une attention particulière. Elle obtint un réel
succès.
Le Gouvernement français, prit, en effet, conscience
de la nécessité de changer de politique
en Tunisie. La stratégie, basée sur le contact
et la persuasion et le vaste mouvement populaire qui l'accompagna
ébranlèrent le Gouvernement du Protectorat
qui se trouva confronté à une situation
inédite. Mais Lucien-Saint, nouveau Résident
Général, qui paraissait favorable à
cette évolution ne tarda pas à faire volte-face.
Recevant la commission exécutive du " Destour
" à son retour à Tunis, il déclara,
probablement sous la pression des " prépondérants
" , : " le mot constitution " évoque
tout un ensemble de mesures administratives et sociales,
tout un régime politique dont les éléments
essentiels sont incompatibles avec le principe même
du Protectorat ", amenant Tahar
Ben Ammar membre du bureau exécutif du "
Destour " , et les principaux dirigeants du parti
à interroger le Professeur Barthélemy sur
la compatibilité d'une constitution avec le régime
du Protectorat. Sa consultation de juillet 1921, cosignée
par le Professeur André Weis, conclut au contraire.
Tahar Ben Ammar ne se contenta cependant pas de
ce seul avis. Il s'adressa au Parlement en France et réussit
à convaincre Pierre Taittinger, député
de droite, de déposer à la Chambre des députés,
au mois de Février 1922, un projet de résolution,
liant l' autorisation du prêt sollicité par
l'Etat Tunisien, à l'octroi d'une constitution.
Mais la résolution " Taittinger " recueillit
la signature de 25 parlementaires de droite, membres de
la majorité gouvernementale. Lucien- Saint contre-
attaqua et s'opposa avec succès à l'octroi
d'une constitution. La politique volontariste du Destour
échoua, il serait secoué par la forte crise
de 1922, et subit un bien grave revers.
Le militant au long cours : 1920-1956
Mais Tahar Ben Ammar, ne faiblit pas dans ses convictions
et poursuivit son action politique- peu importe- les vicissitudes
du moment. Ne déclara -t-il pas le 30 janvier 1921,
à Lucien-Saint, à l'heure où le Protectorat
était au zénith de sa puissance, que le
"peuple tunisien doit se sentir attaché à
la France par d'autres liens que ceux de la contrainte."
Ne déclara -t-il pas en mai 1943,d'abord devant
le Général Juin, rentrant
à Tunis en vainqueur, puis le 3 novembre de la
même année en Alger devant le Général
de Gaulle, que "le peuple tunisien ne mérite
plus de subir encore l'humiliation des termes du traité
de Bardo du 12 mai 1881 ". Ne conduisit-il pas
après plus de trente années de lutte politique,
la délégation tunisienne, chargée
le 29 février 1956, d'arracher à Guy Mollet
l'accession de la Tunisie à l'indépendance.
Cette indépendance dont il fut- il faut le reconnaître
- l'un des artisans les plus efficaces. " Au moment
où la délégation tunisienne s'apprête,
sous votre direction, à livrer la bataille de l'indépendance
complète de la Tunisie, lui écrivait le
leader Habib Bourguiba dans son télégramme
en date du 25 février 1956, je vous félicite
ainsi que tous vos collègues pour la nette déclaration
qui fixe les bases des négociations. Je vous souhaite
un prompt et éclatant succès dans l'accomplissement
de votre lourde tâche et vous assure de mon entier
dévouement".
C'est dire combien était ardue sa mission et celle
de ses collègues, Bahi Ladgham, Mongi Slim et Mohamed
Masmoudi, face à des négociateurs aussi
redoutables que Guy Mollet, Christian Pineau et Alain
Savary.
Le défenseur des agriculteurs
Mais inspiré par sa foi profonde et, convaincu
dès 1920, que la cause tunisienne triompherait,Tahar
Ben Ammar mènera la barque à bon port
et avec succès, sollicitant, entre-autres, la section
tunisienne du Grand Conseil (Assemblée budgétaire)
et la Chambre d'Agriculture du Nord dont il fut le président
de 1928 à 1954.Ces institutions lui offrirent un
terrain d'action efficace qu'il exploita judicieusement.
Il en fit une tribune pour la défense de la terre
tunisienne, de l'agriculteur tunisien et des revendications
politiques. Les débats aux sessions du Grand Conseil
et les propositions qu'il y déposa témoignent
à elles seules, du difficile combat qu'il mena
dans un environnement colonial politico-économique
hostile. Sa lourde tâche était d'autant plus
difficile qu'elle n'obtint pas l'adhésion de la
grande partie de la population tunisienne marquée
par l'appréhension de la vindicte coloniale, sans
que cela affaiblît sa conviction et son action,
déterminé qu'il était dans la poursuite
de la lutte que, sa vie durant, il mena inlassablement
contre un colonialisme tenace et pervers.
En défendant l'agriculture tunisienne, à
cette époque, il tendait à limiter l'extension
du domaine colonial, affirmer le droit des Tunisiens à
tous les avantages accordés aux colons français,
étendre l'instruction aux fils de paysans, etc...
Le défenseur de l'identité
Tunisienne : la lutte pour l'indépendance
Au lendemain de la crise économique mondiale de
1929, au moment où plus de 3.000 agriculteurs tunisiens
étaient menacés de poursuite judiciaires
et de dépossession de leurs terres pour défaut
de paiement de leurs dettes contractées auprès
des usuriers, il mena une action efficace pour restaurer
la couche la plus déshéritée du peuple
dans ses droits. Il aboutit au moratoire que le Gouvernement
du Protectorat leur accorda et à une reprise générale
des dettes par un organisme spécialement crée
à son instigation, la Caisse Foncière, alors
spécialisée dans le financement des agriculteurs
tunisiens et la consolidation de la propriété
agricole.
Tahar Ben Ammar s'attacha aussi à prouver
aux prépondérants que contrairement à
leur affirmation," l'indigène " n'était
pas moins capable que le colon, pour peu qu'il disposât
des mêmes moyens et des mêmes encouragements,
et leur en administra lui-même la preuve.
C'était ainsi qu'il fit de ses domaines agricoles,
déjà fortement mécanisés,
un véritable champ d'expérimentation, particulièrement
dans le domaine céréalier, oléicole
et de l'élevage et y accueillit les élèves
des lycées agricoles pour qu'ils complètent
leur formation théorique par une formation pratique,
sur le terrain.
Disposant de moyens humains et techniques efficaces, il
obtenait chaque année, des prix récompensant
ses efforts et les résultats obtenus dans les domaines
céréalier, oléicole et d'exploitation
du cheptel,
Et ceci était d'autant plus significatif
que le jury ne comportait que des ingénieurs et
des universitaires français et qu'il était
malaisé de surclasser les colons français
qui bénéficiaient du soutien et des encouragements
de l'administration coloniale.
Tahar Ben Ammar joua ainsi un rôle d'avant-garde,
entraînant dans son sillage de jeunes agriculteurs
tunisiens , tels les Rhaiem, Bel Hadj, Ben Attia, Bouhejba,
Ben Hamouda, Bahri, Badr, etc
, et ce non sans arrière
-pensées politiques.
En s'attachant dès son jeune âge à
la régénération de la paysannerie,
" son objectif était essentiellement patriotique
comme le disait Mendés-France, un patriotisme qui
n'était pas encore de mode à cette époque,
car agriculteur aisé, il aurait pu ignorer les
problèmes de ses compatriotes les moins favorisés,
et s'accommoder du régime colonial. Un patriotisme
qui ne pouvait que lui attirer la méfiance et l'hostilité
des prépondérants et l'exposer à
la vindicte coloniale "
Son rôle ne fut pas moindre dans le domaine des
finances lorsque, en 1945, un groupe de jeunes tunisiens
s'engagea dans la création d'une banque tunisienne
indépendante de la Banque d'Algérie, alors
institut d'émission pour l'Algérie et la
Tunisie. En réalité son but était
éminemment politique. Les Autorités coloniales
qui ne s'y trompèrent d'ailleurs pas, s'opposèrent
catégoriquement à ce projet.
Tahar Ben Ammar déploya le même dynamisme
dans la vie associative. En 1919 déjà, ne
proposa-t-il pas la création de clubs sportifs
proprement tunisiens, apportant ainsi la preuve que l'indigène
pouvait lutter à égalité et efficacement
dans tous les domaines contre l'occupant et le vaincre.
Au lendemain de la deuxième Guerre mondiale, il
reprit l'action purement politique et fit de la défense
de l'identité tunisienne l'axe de son action. Ne
revendiqua-t-il pas, le 3 novembre 1943 auprès
du Général de Gaulle à Alger, un
"self-government" et une assemblée purement
tunisienne ? Un an après, ne fut -il pas avec Habib
Bourguiba, Mohamed Badra, Aziz Jellouli, cheikh Fadhel
Ben Achour, l'instigateur et le Président du "
Front National " , dont il présentera aux
Autorités politiques françaises, la charte
revendiquant l'autonomie interne de la Tunisie.
Le 24 juillet 1950, coutumier du coup de boutoir, il fit
adopter à la majorité des membres de la
section tunisienne du Grand Conseil,une motion dénonçant
l'attitude de la section française du Grand Conseil,
hostile à toute évolution des rapports franco-tunisiens
conformément au vu de la nation tunisienne,
et affirmant le principe fondamental de la souveraineté
tunisienne, la remit au Gouvernement français,
et lui donna une large publicité
Il soutient, avec le parti " Néo-destour ",
la politique d'autonomie menée par le ministère
Chenik et, pour faire pression sur le Protectorat, il
parvint en Décembre 1951 avec l'assistance de la
majorité de la section tunisienne, à paralyser
les travaux du Grand Conseil par un boycotage de sa session
et, plus tard à le " saborder ", en réponse
à la lettre française du 15 décembre
1951 rétractant la promesse de l'autonomie interne.
Tout à la fois, Président de la Chambre
d'agriculture et Président du Front national, Tahar
Ben Ammar déploya une activité de plus
en plus intense. Il entreprit ainsi des négociations
avec le Gouvernement français, en février
1952, pour une solution équitable du problème
tunisien. Le Président Edgar Faure en approuva
le plan d'autonomie interne, mais son gouvernement chuta,
ouvrant la voie à la répression d'un Hauteclocque
tyrannique dont les pseudo-réformes seraient rejetées
par la commission des 40 personnalités tunisiennes
convoquées par le Bey en août 1952 pour les
examiner. Nombre de ses réunions se tinrent à
Kheirreddine dans sa résidence d'été.
La même année, Bourguiba est arrêté
et éloigné à Tabarka. Tahar
Ben Ammar, accompagné de Mathilde, l'épouse
du leader du Néo- Destour, de Ali Belhadj et du
socialiste Chedly Rhaiem, força le barrage des
policiers pour lui rendre visite ainsi qu'à Hédi
Chaker , Mongi Slim et Chedlia Bouzgarrou, dans leur résidence
surveillée. L'ensemble du pays s'embrasa. C'était
le temps du tristement célèbre "ratissage
du Cap Bon"qui vit Tahar Ben Ammar inviter
plusieurs personnalités françaises - dont
le député M.R.P Fonlupt-Esperabé
et le coadjuteur du cardinal Lienart - à venir
enquêter sur place sur les atrocités commises.
Elles le firent le 05 Février 1952 en rédigeant
un rapport circonstancié, étayé de
nombreux témoignages de français de qualité
qui provoqua une grande émotion en France.
Mais la répression continuait de plus belle ; Tahar
Ben Ammar, menacé de mort par la "main
rouge", n'échappa le 4 décembre 1952
à l'assassinat à Ville-Jacques, l'actuelle
M'Nihla, que par un heureux hasard dont son frère
Manoubi faillit être la malheureuse victime.
Le 5 décembre 1952, Farhat Hached tombait sous
les balles de cette organisation terroriste qui le viserait
de nouveau. Mais le destin voulut qu'il échappât
à cette tentative, maquillée en accident.
Une grosse jeep tenta en effet de précipitér
dans le vide son automobile engagée sur la pente
d'Ennajah. Il déposa plainte en désignant
nommément ses assaillants, mais en vain !
L'année suivante, en 1953,De Gaulle ayant entreprit
une tournée en Afrique du Nord,Tahar Ben Ammar
le rencontra à La Soukra, lui remit un mémorandum
et le pressa d'activer la recherche d'une solution reconnaissant
à la Tunisie sa pleine souveraineté.
En 1952, 1953 et 1954, au plus fort de la lutte nationale
et de la répression, il ouvrit sans réserve
ni limite les locaux de la Chambre d'Agriculture aux nationalistes
tunisiens, toutes tendances confondues : Parti destourien,
syndicats, organisations professionnelles, etc
dont
il se ferait le porte-parole auprès des hautes
sphères politiques françaises, et, comme
toujours, s'opposa avec courage aux partisans de la politique
du pire.
En Mars 1954, il condamna les réformes funestes,
Mzali -Voizard, fondées sur le principe de la co-souveraineté.
Il déclara que la souveraineté tunisienne
ne pouvait être qu' " une et indivisible "
et publia un article en ce sens dans la revue " La
NEF " dont la directrice n'était autre que
Lucie , épouse d'Edgar Faure.
Le premier gouvernement Tahar
Ben Ammar : Les négociations pour l'autonomie interne
Avec la formation du gouvernement Mendès-France
l'horizon s'éclaircissait .
Au lendemain du célèbre discours prononcé
par le chef du Gouvernement français devant le
Bey le 31 juillet 1954 à Carthage, Aziz Djellouli
est pressenti par la Résidence Générale
et le souverain pour constituer un gouvernement. Mais
l'unanimité des leaders :Habib Bourguiba, Salah
Ben Youssef ,Mongi Slim
. et des organisations nationales
s'étant faite autour de son nom, Tahar Ben Ammar
accepta de constituer le gouvernement de négociation
de l'autonomie interne dans lequel Aziz Djellouli, en
patriote authentique, serait membre. Bourguiba,
Président du Néo-destour, déclara
alors : "Le Néo-Destour soutiendra
Monsieur Tahar Ben Ammar qu'il considère comme
un patriote ayant donné des preuves multiples de
sa compétence. Le parti fera tout son possible
pour faciliter sa mission."
Salah Ben Youssef de son côté et le parti
communiste adoptent la même position.
Sa mission n'était guère facile. De part
et d'autre, en effet, on tenta d'exploiter les changements
survenus sur le front politique. Mais "les hommes
raisonnables des deux camps, voyaient l'extrême
nécessité d'une solution terminale, à
défaut de quoi, on pouvait craindre l'embrassement
général", écrivit avec raison
Edgar Faure dans ses mémoires.
A cet égard, anticipant ces difficultés
et en bon stratège, Tahar
Ben Ammar innova en se faisant accompagner, lors des
négociations, par une véritable équipe
d'experts tunisiens, Mahmoud Messâadi, Mahmoud Khiari,
Abed Mzali, Hammadi Senoussi, Albert Bessis, Mansour Moalla,
Mokhtar Lâatiri, etc
qui disposerait au Quai
Branly, de bureaux mis à leur disposition par l'Etat
français. Quarante ans plus tard, le Président
François Mitterrand y décédera.
Chaque expert, fort compétent dans son domaine,
participait néanmoins au travail de tous. Car Tahar
Ben Ammar, répugnait à l'individualisme
et privilégiait la participation de tous à
l'uvre commune : les négociations. Plus généralement,
il se voulait relationnel et informatif, ne manquant jamais
à chaque voyage à Tunis d'informer les sphères
politiques et les organisations nationales de l'évolution
de l'état des discussions. Ce faisant, il inaugurait
un style novateur, démocratique.
Malgré de multiples difficultés et, après
plusieurs péripéties, les négociations
menées à partir du 4 septembre 1954, par
Tahar
Ben Ammar, Mongi Slim, Mohamed Masmoudi et Aziz Djellouli,
aboutirent à la conclusion des conventions franco-tunisiennes.
Il les signa le 3 juin 1955 à Matignon, en sa qualité
de Premier Ministre et de Président du Conseil
tunisien. Edgar Faure, qui succéda à Mendès
-France, en fit de même comme Président du
Conseil français.
La Tunisie, autonome, Tahar Ben Ammar, inaugurant
une ère qu'il voulait démocratique, présenta
le 12 septembre 1955,sa démission au Souverain.
Mais la situation à l'intérieur devenait
dramatique. On assistait à un violent affrontement
entre Bourguibistes et Youssefistes. Personne ni même
Bourguiba ou Ben Youssef n'acceptait de former un gouvernement,
dans ces conditions tant l'ambiance était devenue
explosive. Même les modérés s'abstenaient
de se compromettre et souhaitaient une solution maximaliste.
Personne ne croyait à une évolution heureuse,
tout au moins à court où à moyen
terme, des relations franco-tunisiennes et, aucun candidat
potentiel ne voulait endosser la responsabilité
d'un éventuel échec.
Mais Tahar Ben Ammar était là. Malgré
son âge avancé, il accepta sur l'insistance
du Bey et de Bourguiba de constituer, le 19 septembre
1955, le 1er Gouvernement tunisien homogène. L'une
de ses principales décisions, sera la convocation
le 29 décembre 1955, d'une Assemblée Constituante
pour le 8 Avril 1956, dont les élections au suffrage
universel direct se dérouleront le 25 Mars 1956.
La France s'était engagée sur la voie de
l'indépendance dans l'interdépendance du
Maroc en novembre 1955 à la Celle Saint-Cloud.
Tahar Ben Ammar et ses collègues déployèrent
une activité intense pour convaincre le Gouvernement
français, par ailleurs militairement engagé
en Algérie, de la nécessité d'engager
des négociations pour l'indépendance de
la Tunisie.
Le deuxième gouvernement
Tahar Ben Ammar : Les négociations pour l'indépendance
Dès la fin janvier 1956, le nouveau Président
du Conseil français le socialiste Guy Mollet, déclarait
donc dans son discours d'investiture, que les conventions
franco-tunisiennes, ne s'opposaient pas à ce que
la Tunisie bénéficiât de l'indépendance
organisée. Aussitôt, Habib Bourguiba, Président
du Néo-Destour, exprima, l'espoir de voir la Tunisie
exercer en plein accord avec la France, toutes ses responsabilités
d'Etat souverain, notamment en matière de défense
et de diplomatie.
Mais le 11 février 1956, contredisant son Gouvernement,
le Haut Commissaire de France en Tunisie, Roger Seydoux,
affirmait que le Gouvernement français n'avait
jamais eu l'intention de remettre en cause les conventions
d'autonomie, ce qui ne pouvait plaire à Tahar
Ben Ammar qui le lundi 13 février 1956, déplorait
le ton, et le fond de cette déclaration. Mais emboîtant
le pas à son représentant à Tunis
le Ministre des affaires étrangères, Christian
Pineau, précisa le 23 Février 1956, "
qu ' à partir du lundi 27 février 1956,
le Gouvernement français, mènerait parallèlement
aux négociations avec le Maroc, des " conversations
" avec les représentants du Gouvernement tunisien
et que ces conversations auraient pour but de résoudre
certaines difficultés, qui portent sur des différences
d'interprétation relatives à certains termes
", entraînant les protestations de Tahar
Ben Ammar, qui dans sa lettre du 24 février
1956, demanderait d'engager sans délai des négociations
en vue de l'indépendance de son pays.
Les relations se tendirent. Christian Pineau déclara
devant les membres de la commission des affaires étrangères
de l'Assemblée nationale que " le Gouvernement
ne traiterait pas avec Bourguiba , mais avec Tahar
Ben Ammar "
Le 29 février 1956, des négociations s'ouvrirent
à Paris entre les délégations tunisiennes
et françaises présidées respectivement
par Tahar Ben Ammar et Guy Mollet.
Des divergences graves apparurent dés le 1er jour,
la partie française se contentant d'une simple
révision des conventions franco-tunisiennes, et
la partie tunisienne posant comme préalable la
reconnaissance de l'indépendance et de la souveraineté
de l'Etat Tunisien, notamment en matière de défense
et de diplomatie ,ceci, afin " d'éviter que
l'interdépendance ne vidât l'indépendance
de sa substance "selon l'expression de Tahar Ben
Ammar qui demanda en outre, que l'on abrogeât
purement et simplement le traité du Bardo du 12
mai 1881.
Cette déclaration n'était pas sans surprendre
les négociateurs français qui considéraient
que s'agissant d'un acte diplomatique, il ne pouvait être
abrogé que par une décision du Parlement
français. Christian Pineau tenait en outre à
définir les liens d'interdépendance avant
la proclamation de l'indépendance, amenant cette
vigoureuse réplique de Tahar
Ben Ammar : " Il est inutile de rappeler les
conditions dans lesquelles la délégation
tunisienne est venue à Paris pour négocier
de nouveaux accords avec la France. Tout le monde est
d'accord pour convenir qu'il est nécessaire de
réadapter les rapports de nos deux pays en fonction
de la conjoncture nouvelle. Pour l'opinion publique tunisienne
comme l'opinion publique française, de même
que vis-à-vis de l'opinion internationale, la Tunisie
est considérée à juste titre comme
le pays nord-africain pilote des expériences libérales.
Nous avons préparé chacun de notre côté
un projet de protocole. La délégation tunisienne
constate que le projet français considère
l'indépendance de la Tunisie comme objet de négociations
alors que le projet tunisien la considère comme
base indiscutable des négociations qui fixeront
les modalités de l'interdépendance. C'est
justement dans la liberté des négociations
engagées et des accords conclus par la Tunisie
indépendante que l'interdépendance franco-tunisienne
puisera toute sa force. Il s'agit donc de lever un malentendu.
La délégation tunisienne est déterminée
à n'ouvrir les négociations que dans ce
cadre. Elle précise qu'elle entend donner son adhésion
à une interdépendance organisée dans
la liberté et aussi dans l'amitié solidaire
et agissante de la Tunisie et de la France. Si comme nous
le souhaitons et l'espérons , la délégation
française est d'accord avec nous sur cette façon
de régler l'avenir de nos relations, les négociateurs
tunisiens sont disposés à poursuivre dans
le meilleur esprit la tâche qui leur est dévolue.
Nous rapporterons alors à la Tunisie qui attend
dans un immense espoir, la grande nouvelle qui apaisera
la population de notre pays.Dans l'hypothèse, que
nous refusons de croire possible de la persistance du
malentendu, je vous demanderais, monsieur, de considérer
que notre mission, à notre grand regret, est terminée
".
Il convient de préciser que nous assistions en
Tunisie en ces journées décisives à
la montée des extrêmes : le jeudi 8 mars
1956, les frères Thomassins, considérés
comme pro-tunisiens, étaient assassinés.
Le vendredi 9 mars
1956, les extrémistes français provoquaient à Tunis des scènes
d'émeute. Les quotidiens tunisiens, " Le Petit Matin "et "
El Amal " , ainsi que le Consulat américain étaient saccagés
sous l'il complaisant de la police française. De graves incidents
se déroulaient au cimetière européen du Borjel, à
l'occasion des obsèques des frères Thomassin. La voiture de Roger
Seydoux, Haut Commissaire de France, était lapidée et le drapeau
français déchiré et piétiné par des Français
hostiles à l'accession de la Tunisie à l'indépendance.
C'était
dans ce climat d'incertitude et de trouble que Tahar Ben Ammar, Bahi Ladgham,
Mongi Slim et Mohamed Masmoudi, en étroite liaison avec Bourguiba, montraient
toute l'entendue de leur dévouement, de leur courage et de leurs qualités
de diplomates pour, exploitant les évènements, amener les négociateurs
français à bonne composition, malgré la rupture des pourparlers
pour des raisons de forme.
Le Samedi 17 mars 1956, la délégation
française demanda, la reprise des négociations. Elles aboutirent
en fin de soirée à la satisfaction des Tunisiens :la Tunisie disposait
pleinement de sa diplomatie et de son armée et obtenait ainsi son indépendance.
La France acceptait l'abrogation du traité de Bardo. Parallèlement
aux négociations menées par les deux parties, Bourguiba s'entretenait
, le même jour, avec Pineau.
Le mardi 20 mars 1956 à 17H, au salon
de l'Horloge, le Protocole d'accord par lequel la France reconnaissait l'indépendance
de la Tunisie était signé par le Ministre des affaires étrangères,
Christian Pineau pour la France, et par le Premier Ministre, Président
du Conseil,Tahar Ben Ammar pour la Tunisie. Soucieux de répondre
aux besoins urgents de la Tunisie Tahar Ben Ammar obtenait, dans la foulée,
un don de 250.000 quintaux de blé !
Fier d'avoir "réussi"
l'indépendance de son pays , il estima sa mission terminée. En véritable
démocrate qu'il était, il remit la démission de son gouvernement
au Bey, le 9 Avril 1956.
Il conservait son poste de député de
la Constituante .
Le 9 Avril 1956, Tahar Ben Ammar adressa à
la presse le communiqué suivant "Le gouvernement tunisien a présenté
ce matin sa démission. Constitué le lendemain de l'accession de
la Tunisie à l'autonomie interne, le gouvernement a eu l'honneur de faire
reconnaître l'indépendance totale de la Tunisie, d'organiser les
élections à la constituante et de présider à l'installation
de l'Assemblée.
Sa mission pour le dégagement de la souveraineté
tunisienne, se trouvait ainsi remplie, il se devait, par respect des principes
démocratiques, de faire place à ceux que la confiance du peuple
chargera des tâches que dicte la nouvelle conjoncture.
Dois-je dire combien
est grande ma joie de voir, après l'exaltation des minutes indicibles de
notre promotion à l'indépendance, la Tunisie entrer en fait dans
l'exercice de la démocratie. L'installation solennelle de l'Assemblée
Nationale Constituante, dans la grande salle du Palais du Bardo, au milieu d'une
émotion où communiait tout notre pays, matérialisait à
mes yeux un rêve depuis toujours poursuivi et auquel s'attachait ma propre
raison de vivre et celle de tous les Tunisiens.
Ma plus grande fierté,
à trente cinq ans de distance du jour où je conduisais à
Paris en Janvier 1921 la deuxième délégation qui revendiquait
un "Destour" pour la Tunisie, est d'avoir signé successivement
les protocoles d'autonomie et d'indépendance de mon pays, et présidé
les gouvernements qui ont jeté les assises de la Tunisie libre".
Tahar
Ben Ammar n'est plus. Il est entre les Mains de Dieu, Seul Juge des hommes
et de leurs actions. Son uvre immense, est ignorée de la génération
nouvelle bien que sa vie fût intimement liée à notre destinée
nationale. Il la marqua du sceau de l'éternité en signant de sa
propre main en sa qualité de chef du Gouvernement tunisien, les Protocoles
relatifs à l'autonomie et à l'indépendance de son pays qu'il
négocia de bout en bout avec fermeté et abnégation. Les documents
officiels en font foi ! Mais disait-il humblement, " Je n'ai fait que mon
devoir ". Ce fut un très grand homme. Paix à son âme.
Après
l'indépendance vint pour Tahar Ben Ammar , le temps de l'ingratitude
et de l'injustice que sa foi en Dieu et son courage lui permirent de supporter
avec la patience et la dignité dont il a toujours fait preuve.
Il subit,
en effet, un déni manifeste. Un déni qui ne grandit pas ceux qui
l'ont accompli.
Quoiqu 'en dise l'historiographie courante, Tahar Ben Ammar
représenta dans le mouvement national, le courant modéré
nécessaire à toute entreprise qui se veut d'envergure nationale
c'est- à dire englobant toutes les sensibilités d'inspiration nationaliste.
Et Tahar Ben Ammar était incontestablement nationaliste.